Rencontre avec l’activiste indienne Vandana Shiva, dont le dernier livre 1%, reprendre le pouvoir face à la toute puissance des riches (édition Rue de l’Échiquier, 2019) est une charge contre le pouvoir des multinationales, et tout particulièrement des géants du numérique.
Née en 1952 dans le Nord de l’Inde (dans l’État de l’Uttar Pradesh), docteure en philosophie des sciences, Vandana Shiva s’est très tôt signalée par son engagement écologique, féministe et, plus largement, sa critique de la mondialisation. Son grand combat, c’est celui qu’elle mène contre les OGM et la privatisation du vivant par le truchement des brevets sur les semences. Face au géant Monsanto, avec son association Navdanya, fondée en 1991, elle a développé des banques de semences naturelles en Inde et soutenu une agriculture paysanne et biologique, créant notamment un système de prêt bancaire et accompagnant des centaines de milliers de paysans vers la « souveraineté alimentaire » et des pratiques durables.
Auteure de plus d’une vingtaine de livres, conférencière habituée des grands sommets internationaux, Vandana Shiva poursuit inlassablement son combat. Mais les convergences aujourd’hui à l’œuvre entre, d’une part, les grandes entreprises de la biochimie et de l’agriculture industrielle, et d’autre part les géants du numérique, ont fait évoluer la nature de ses « cibles ». Dans son nouveau livre, l’activiste indienne n’hésite pas à parler à propos de ces derniers d’une nouvelle forme de colonisation, et à comparer Bill Gates à Christophe Colomb. Nous l’avons rencontrée à l’occasion de son passage à Paris pour mieux cerner son propos et sa vision du monde.
Dans votre livre, vous évoquez la domination d’une « pensée mécanique » : « Le monde a été assimilé à une énorme machine qui pourrait être librement améliorée ou modifiée par l’être humain. Tout comme les machines sont assemblées en manipulant leurs composants, nous avons cru que ceci pouvait être fait avec le monde entier, vivant ou non ». Cette « pensée mécanique » est-elle vraiment à l’origine de tous nos maux ?
Vandana Shiva : C’est le problème qui est à l’origine de tous les autres. Si, depuis plus d’un siècle, nous avons réussi à détruire la capacité de la Terre à se régénérer, à réguler sa température et son climat, c’est parce que nous avons suivi cette pensée mécanique. C’est pour cette raison que la nature est train de mourir, parce qu’on la considère seulement comme une source de matières premières que l’on peut exploiter à souhait. Aujourd’hui, tous les discours sur l’intelligence artificielle relèvent de cette même vision. On prend quelques éléments de la complexité de l’intelligence humaine, on les met dans une machine et on affirme ainsi obtenir une nouvelle forme d’intelligence. Et évidemment, le discours que l’on répète à l’envie est que cette nouvelle forme d’intelligence sera supérieure à celle des humains. C’est une vision mécanique de l’humain, lui aussi considéré comme modifiable, améliorable.
Où cette pensée mécanique puise-t-elle son origine ? Est-ce un héritage de la révolution industrielle ?
Je pense que ses racines remontent à la colonisation, qui a débuté 200 ans avant la révolution industrielle. Cette pensée mécanique nous vient de méthodes d’appropriation de la richesse directement issues de la colonisation. Aujourd’hui, ceux que l’on qualifie d’« innovateurs » ne font que prolonger ce mouvement et sont en train de créer de nouvelles colonies. La dernière colonie en date, c’est celle de notre esprit. Notre esprit est la nouvelle matière première à exploiter. C’est l’espace qu’il faut désormais coloniser.
Et si on suit votre raisonnement, qui sont alors les « nouveaux colons » ? Les grandes entreprises technologiques ?
Les colons, aujourd’hui, sont ceux qui utilisent la forme de l’entreprise pour privatiser toute la richesse et socialiser tous les coûts. Après tout, la toute première grande entreprise a été la East India Company (la Compagnie britannique des Indes orientales, créée en 1600, ndlr). Christophe Colomb, en son temps, ne s’est pas présenté comme une entreprise, c’était un pirate. Ce n’est que cent ans plus tard, lorsque les Britanniques se sont rendus compte qu’ils se faisaient damer le pion par le Portugal et l’Espagne, qu’ils ont créé l’East India Company. Toute l’idée consistait à limiter les responsabilités. C’est la clé : si vous générez du profit, c’est à vous ; mais si vous perdez des bateaux dans l’affaire, c’est la société qui paye.
« Les 1% qui possèdent ces entreprises sont les nouveaux colons »
Ce principe de socialisation des pertes et de privatisation des profits atteint aujourd’hui un point où il n’est même plus question de responsabilité limitée mais de responsabilité zéro. Tous les programmes d’économies, d’austérité ou d’ajustements structurels consistent simplement à s’approprier les communs d’une société. Le système de santé, d’éducation, les infrastructures de transport… Tout ça n’est en rien différent de la colonisation.
Et pour revenir à votre question, qui sont les nouveaux colons ? Les 1 % qui possèdent ces entreprises. Bill Gates ou Mark Zuckerberg. Et il faut dire qu’ils sont plutôt malins pour trouver de nouvelles choses à privatiser, de nouvelles sources de profit, de nouveaux territoires à coloniser. Je l’ai vu dans mon pays. Ces vingt dernières années – et ces cinq dernières années en particulier -, Bill Gates et d’autres se sont efforcés de bannir l’argent liquide en Inde. Nous avons été victimes d’une forme de numérisation forcée. Et désormais, pour chaque transaction, même la plus infime, ils prélèvent une commission. Ils créent des rentes partout. C’est la même démarche qu’à l’époque de la colonisation britannique, il s’agit d’une économie de rentes. Ils ne produisent rien. Amazon, Google ou Facebook ne produisent rien.
Depuis plusieurs décennies vous combattez Monsanto et d’autres entreprises qui tentent de privatiser le vivant en le brevetant. Dans quelle mesure les entreprises technologiques suivent-elles la même logique de propriété intellectuelle dans leur domaine ?
Microsoft a fait exactement la même chose avec les logiciels que Monsanto avec les semences. Microsoft a piraté des logiciels existants, les a commercialisés sous son nom et les a protégés avec des licences. Quand j’ai commencé mon combat contre Monsanto, Bill Gates n’apparaissait pas dans mon paysage. Mais les choses ont changé car il s’est de plus en plus investi dans l’agriculture, dans un premier temps en Afrique avec ladite « révolution verte ». Et aujourd’hui, Bill Gates est devenu la principale force motrice du système industriel et entrepreneurial dans l’agriculture. Et la vieille industrie biochimique, qui a investi notamment dans les OGM, fusionne avec l’industrie des nouvelles technologies. Monsanto ne parle plus que d’agriculture numérique, de technologies de surveillance, de fermes sans fermiers. Tout, désormais, doit être numérique. Il faut ajouter le suffixe « tech » partout. Désormais, on ne parle plus d’agriculture industrielle mais d’« agtech ». La technologie est devenue une fin en soi.
Ce qui interpelle, dans votre livre, c’est l’intensité des investissements croisés entre les entreprises technologiques et les grands acteurs de l’agriculture industrielle ou de l’agro-alimentaire…
Ce sont des choses que j’ai découvertes progressivement en travaillant sur mon livre. Ma première surprise a eu lieu lors du Sommet pour le Climat de Paris, en 2015, où Marc Zuckerberg et Bill Gates étaient reçus comme des chefs d’État et venaient prendre la parole pour dire que nous avions besoin de plus de technologie pour lutter contre le réchauffement climatique. Ils parlaient de géo-ingénierie, d’ingénierie génétique, de décarbonisation… Des choses absurdes : décarbonater la terre, à terme, c’est faire de la Terre une planète morte.
« Bill Gates ne cesse de miner la démocratie partout dans le monde »
Ensuite, en 2018, lors du rachat de Monsanto par Bayer, je me suis rendue compte que 70 % des multinationales appartiennent aux mêmes milliardaires via des fonds de gestion d’actifs comme Vanguard et BlackRoc. BlackRoc, il faut avoir ce chiffre en tête, c’est 7 millions de millions de dollars d’actifs à lui tout seul. Ces fonds gèrent l’argent de milliardaires comme Gates ou Zuckerberg et possèdent des parts dans toutes les grandes entreprises. Le niveau de concentration est fou : vous pouvez ainsi vendre à la fois des semences cancérigènes et les médicaments pour soigner – ou tenter de soigner – les cancers.
Le nom de Bill Gates revient très souvent dans votre livre. Vous le qualifiez de « nouveau Christophe Colomb » et parlez de l’action de sa fondation comme d’un « philanthrocapitalisme ». Pourquoi ce terme ?
Bill Gates, plus que d’autres, est en train de coloniser des territoires entiers. La philanthropie a toujours existé. Généralement, on donnait de l’argent sans savoir comment il allait être utilisé précisément. À un orphelinat, un hôpital, un ballet, un programme de conversation, à des institutions qui ne « font » pas d’argent mais dont la mission est essentielle à la collectivité.
La philanthropie de Bill Gates, elle, est d’un autre ordre. Non seulement parce que sa fondation est la plus puissante du monde, mais parce qu’il fait des choses que la philanthropie n’a jamais faite. Chaque fois qu’il « donne » de l’argent, il prépare en réalité de futurs investissements. Il n’y a aucune séparation entre ses dons et ses investissements. Il soutient la recherche sur CRISPR, cette technique permettant d’éditer les gènes, alors que l’on sait qu’elle peut déboucher sur des catastrophes et s’avérer incontrôlable. Il soutient les OGM et la bio-ingénierie. Il ne cesse de soutenir des mauvaises solutions, systématiquement technologiques. Il poursuit également le mouvement de privatisation des communs en déposant une quantité vertigineuse de brevets et en préparant ainsi ses futures rentes. Il plaide en faveur d’expérimentations, il finance des chercheurs pour influencer le débat public et surtout il s’attaque aux lois et aux régulations pour les faire changer. Bill Gates ne cesse de miner la démocratie partout dans le monde.
« La vraie liberté et la vraie démocratie naissent dans l’auto-organisation »
Vous plaidez pour la désobéissance, le localisme, la « localisation » pour citer votre formule, et l’autosuffisance. Est-ce à dire qu’il ne faut, selon vous, plus rien attendre des gouvernements ?
Je dis simplement que la démocratie représentative a été piratée par les milliardaires. À l’heure actuelle, la plupart des gouvernements sont des instruments pour les puissances d’argent. Ils ne font qu’amoindrir l’autonomie des gens et accroître le pouvoir des 1 %. La démocratie représentative n’est pas seulement piratée, elle est en échec. Ouvrez le journal et montrez-moi dans quel pays il n’y a pas de manifestations. Partout, la jeunesse est en train de se soulever.
Que pensez-vous justement des mobilisations du mouvement écologiste Extinction Rebellion ou de la récente prise de parole de la militante suédoise Greta Thunberg à l’ONU ?
Ce sont des signes très positifs. J’ai rencontré Greta Thunberg et je lui ai montré quelques passages de mon livre. Elle comprend les enjeux. Extinction Rebellion est un mouvement très jeune, mais le fait qu’il utilise le terme « extinction » fait précisément référence à la destruction délibérée des espèces vivantes, à l’empoisonnement à grande échelle, dont je parle dans mon livre. J’appelle à un « satyagraha for life », une forme de désobéissance créative et non-violente pour défendre la vie. Extinction Rebellion et tous les mouvements portés par la jeunesse se mobilisent justement pour cela, pour défendre la vie.
L’exemple de Greta Thunberg laisse penser que pour être efficace, l’action militante doit désormais être très directe dans la façon dont elle pose les problèmes, dont elle parle du changement climatique, dont elle interpelle les gouvernements ?
Nous vivons une période d’effondrement. Un effondrement organisé par quelques hommes très ignorants et arrogants qui refusent d’apprendre de leurs erreurs et d’apprendre des autres. Considérant cette situation, il faut parler avec force et conviction. Ce qui me plaît dans Extinction Rebellion – et dans tous les mouvements de jeunes à l’œuvre aujourd’hui – c’est qu’ils affirment, comme je le fais, que la vraie liberté et la vraie démocratie naissent dans l’auto-organisation. Cette idée de s’organiser localement, sans personne pour tirer les ficelles ou donner des consignes, est directement connectée avec la philosophie des communs. C’est la façon dont la vie fonctionne, dont la démocratie a toujours fonctionné. Je suis ravie de pouvoir observer ça. Nous allons pouvoir entrer dans une nouvelle phase historique. Ce n’est que le début…
USBEK& RICA
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