Pas de savant dans sa baignoire, pas de sieste sous un pommier, personne ne criant « Eurêka ! »… en découvrant soudainement le dérèglement climatique. Qui d’ailleurs pourrait manifester sa joie d’avoir mis au jour une telle catastrophe ? La chercheuse Lesley Hughes évoque bien au contraire « des moments de pure terreur, de ceux qui vous arrêtent le cœur et vous empêchent de dormir ».
Survolons l’histoire des sciences climatiques : en 1824, Joseph Fourier énonce le principe de ce qu’on appelle désormais « l’effet de serre » ; soit la capacité de l’atmosphère à retenir la chaleur terrestre. Plutôt une bonne nouvelle, puisque de nombreux savants de cette période pensent (à tort) que la Terre tend naturellement à se refroidir.
Quand des géologues du milieu du XIXe siècle trouvent les indices d’une succession d’âges glaciaires, ils découvrent que le climat terrestre peut subir des changements plus profonds et complexes au cours du temps.
On doit, en 1856, à une chercheuse nord-américaine, Eunice Newton-Foote, les premières expériences en laboratoire montrant que le CO2 de l’atmosphère joue un rôle important dans l’effet de serre. Cette découverte est confirmée et étendue peu après par John Tyndall et d’autres scientifiques en Europe.
Le chimiste Svante Arrhenius, en 1896, calcule quant à lui les effets de variations de la concentration atmosphérique de CO2 sur la température de surface de la Terre.
Les activités humaines à la manœuvre
Les travaux d’Arrhenius s’inscrivent dans les transformations majeures de son époque, le XIXe siècle voyant apparaître une nouvelle source de CO2 avec le recours au charbon qui accompagne la révolution industrielle. Dès lors, la consommation mondiale d’énergie, devenue indissociable des économies productivistes, ne cesse d’augmenter.
La combustion de charbon (auquel s’ajoutent plus tard le pétrole puis le gaz) donne naissance à l’effet de serre dit « anthropique » (dont les activités humaines sont responsables), qui vient accroître l’effet de serre naturel. On ne tarde pas à en détecter les conséquences.
En 1938, Guy Callendar rapporte un réchauffement de la surface terrestre sur les décennies précédentes, et propose un lien avec l’augmentation de la concentration atmosphérique de CO2. Callendar voit au départ cela d’un œil plutôt favorable, espérant la fin des âges glaciaires et des effets positifs sur l’agriculture.
Inquiétude grandissante
Les sentiments à l’égard de l’effet de serre anthropique commencent à changer avec les travaux du physicien Gilbert Plass : il prévoit un réchauffement soutenu de la Terre suite à l’utilisation croissante d’énergies fossiles, s’en inquiète et alerte dès 1953 la presse grand public. En 1958, Charles Keeling met en place la mesure continue de la concentration atmosphérique de CO2, qui permet d’observer son augmentation.
L’inquiétude gagne peu à peu les climatologues, qui documentent dans les rapports Revelle et Charney remis aux décideurs politiques des États-Unis les nombreux risques – aujourd’hui vérifiés – liés à cette augmentation : réchauffement global, fonte des calottes glaciaires, hausse du niveau des mers, acidification des océans.
Indifférence aux sonnettes d’alarme
Un regard vers le passé n’est pas plus rassurant : l’accumulation de CO2 est de loin la plus rapide observée par l’étude du paléoclimat, et sa concentration dans l’atmosphère atteint des niveaux que l’espèce humaine n’a jamais connus.
La diffusion de ces alertes dans les institutions internationales est à l’origine, à la fin des années 1980, de conférences intergouvernementales dédiées au problème climatique et de la création du GIEC.
Les émissions annuelles de CO2 et d’autres gaz à effets de serre continuent pourtant d’augmenter, indifférentes à ces alarmes, aux déclarations d’intention des gouvernements comme aux tentatives de sensibilisation du grand public. Les climatologues ne peuvent qu’assister impuissant·e·s à la réalisation de leurs pires scénarios, et craignent aujourd’hui un emballement climatique qui projetterait la catastrophe dans de nouvelles dimensions.
Le moment de dépasser les clivages
La tentation peut être grande pour certain·e·s scientifiques de se réfugier dans l’analyse toujours plus précise des phénomènes climatiques, ou dans des développements technologiques censés limiter les dégâts. Pour d’autres cependant, la foi dans la capacité des sciences et techniques à résoudre à elles seules le problème climatique commence à se fissurer : l’échec des dernières décennies nous montre de façon flagrante que ni les connaissances ni les innovations n’ont suffi à enrayer la catastrophe.
Pour pouvoir enfin agir efficacement, n’est-il pas temps pour les scientifiques d’abandonner une illusoire neutralité (car ne pas prendre parti est toujours prendre le parti de l’idéologie dominante favorisant le statu quo), et de dépasser les clivages entre savoirs et émotions, entre chercheur·e·s et autres citoyennes et citoyens, mais aussi entre sciences « dures » et sciences humaines ?
Ces dernières nous ont en effet révélé une autre histoire de ces bouleversements. C’est celle d’une relation ancienne et complexe des humains avec le climat. Celle, aussi, des liens étroits entre choix énergétiques et enjeux sociaux, économiques, militaires et géopolitiques. Celle, enfin, des conflits et oppositions qui ont traversé l’expansion du capitalisme et de la puissance technique, et qui se sont exprimés aussi parmi les scientifiques.
Relire les critiques de la modernité
Le foisonnement intellectuel des années 1960-1970 a produit une critique de la modernité, de la technologie sans contrôle, et de modèles socio-économiques aux conséquences écologiques et humaines désastreuses, intenables sur le long terme.
Ces analyses critiques trouvent aujourd’hui un prolongement dans la dénonciation des mirages de la « croissance verte » et de l’irréalisme des stratégies proposées pour atteindre la neutralité carbone.
Changer de trajectoire
Svetlana Alexievitch écrivait à propos de la catastrophe de Tchernobyl que l’important est de cerner « ce que l’homme a appris, deviné, découvert sur lui-même et dans son attitude envers le monde ».
La catastrophe climatique doit nous interroger de la même manière : ce qu’il nous reste encore à découvrir, ce ne sont pas tant les subtilités des dynamiques climatiques que la façon dont nous en sommes arrivés là, et ce qui permettrait de changer de trajectoire.
Les sciences, associées dans la plus large interdisciplinarité, mais aussi l’ensemble de la société ont leur rôle à jouer pour imaginer les nécessaires transformations radicales de nos modes de vie, tant sur le plan des récits et des valeurs que sur celui de l’organisation sociale et politique. La « découverte » du dérèglement climatique reste donc à faire : les savoirs et les émotions des scientifiques devant le désastre environnemental en cours ne prendront pleinement leur sens qu’une fois incarnés dans ces transformations.
Enseignante-chercheuse en biologie, Université de Toulouse III – Paul Sabatier
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