Les projets de conservation et d’exploitation forestière ont entraîné le développement rapide de la Sangha, département du nord de la République du Congo. Mais à quel prix humain et environnemental ? Enquête au cœur de cette région forestière tropicale.
Département de la Sangha, République du Congo. Pokola se trouve à plus de 800 kilomètres au nord de Brazzaville, la capitale du Congo, sur la rive gauche d’un bras de l’imposante rivière Sangha, affluent du fleuve Congo. Avant l’indépendance du Congo en 1960, la ville était un petit village de pêcheurs isolé. La plupart des étrangers ignoraient à peu près tout de la Sangha – hormis qu’elle abritait une forêt primaire dense et qu’elle était traversée de ruisseaux sinueux.
Aujourd’hui, Pokola compte 13 000 habitants. C’est un petit centre urbain aux bâtiments modernes disposant d’un hôpital et d’une école ainsi que d’une connexion Internet. La ville fournit également de l’électricité gratuite à toute la population locale à laquelle se mêlent des Congolais de Kinshasa, des Camerounais, et des Rwandais, qui apportent une touche résolument internationale au lieu. La raison de cette spectaculaire métamorphose est visible depuis le ciel : une ruée vers l’« or vert » qui grignote progressivement la forêt à travers l’ouverture de larges pistes pour le transport et l’évacuation des grumes.
Les forêts couvrent 60 % du territoire du Congo, l’un des pays les moins peuplés d’Afrique. Le secteur forestier est le second pourvoyeur d’emplois dans le secteur privé congolais et le bois, le second produit le plus exporté, après le pétrole. Pokola constitue une plaque tournante importante de l’activité forestière : elle abrite le siège de la Congolaise Industrielle des Bois (CIB), filiale du groupe Olam de Singapour. L’entreprise gère 2,1 millions d’hectares de forêts congolaises à travers ses concessions et est considérée comme le joyau du groupe singapourien.
L’essor de Pokola par la CIB représente un modèle de développement pour d’autres sociétés forestières, mais également pour certains acteurs de la société civile locale qui souhaiteraient le voir généralisé au niveau national. Mais derrière ce succès économique, se cache un autre récit plus complexe, moins réjouissant, et symptomatique de nombreux projets d’exploitation forestière et de conservation en Afrique.
Des populations longtemps marginalisées
De nombreuses populations autochtones comme les Bagombés, Bénzélés et Bakas, habitent la Sangha. Ces chasseurs-cueilleurs, traditionnellement nomades, vivent principalement dans les forêts tropicales du nord du Congo ainsi qu’au Cameroun, en République démocratique du Congo, au Gabon et en République centrafricaine. La forêt est leur habitat et leur grenier : elle est indispensable à leur survie. Ces peuples subissent ainsi de plein fouet la déforestation croissante et la destruction de la biodiversité, qui s’ajoutent à la marginalisation et aux discriminations historiques dont ils font l’objet. Fort de ce constat, le Congo a adopté en 2011 une loi protégeant les droits des peuples autochtones. Première du genre en Afrique, celle-ci fut saluée comme « exemplaire » et suscita maints espoirs.
Dans la pratique cependant, la loi n’a hélas pas changé la donne : en octobre 2019, le rapporteur spécial des Nations unies sur les droits des peuples autochtones a déclaré qu’au Congo, les populations autochtones faisaient toujours l’objet d’une « discrimination profonde, systémique et extrêmement ancrée ». Ces conclusions sont corroborées par l’Observatoire congolais des droits de l’homme (OCDH), une organisation de la société civile, qui a démontré que les droits coutumiers des populations autochtones ne sont pas non plus reconnus dans la nouvelle législation foncière congolaise.
Une exploitation forestière aux retombées limitées
Victimes de ces difficultés historiques, certains autochtones Bakas à Pokola sont enthousiastes sur les changements survenus dans leur vie résultant de l’expansion de l’exploitation forestière.
« La CIB construit des maisons pour nous. L’éducation de nos enfants est gratuite. Nos soins de santé sont également pris en charge », explique Gaston Dambo, 54 ans, chef de famille autochtone qui travaille pour la radio communautaire Biso na Biso, gérée par la CIB. Mais seulement à quelques kilomètres de Pokola, une tout autre réalité, moins rose, se dessine.
Depuis 2015, les communautés villageoises de Pokola demandent à la CIB et aux autorités locales que les limites de la « série de développement communautaire », une zone dédiée à leurs activités agricoles et à la récolte de produits forestiers non ligneux à l’intérieur de la concession forestière, soient étendues.
Jusqu’à présent, ce plaidoyer n’a pas trouvé écho. « Nous voulons dix kilomètres de plus, car la population a augmenté et l’espace a diminué. Mais personne n’écoute nos doléances », s’inquiète Ange Zéphirin Elapa, 50 ans, dont les ancêtres possédaient cette terre. Elapa a également des préoccupations plus larges : « Notre terrain a été accordé à la CIB par l’Etat. Mais rien ne nous revient. Nous avons porté plainte contre cette entreprise qui doit reconnaître que ce terrain appartient à une famille ». La plainte contre la CIB est en cours au tribunal de Ouesso. « Les autorités ferment les yeux pour que nos droits fonciers ne soient pas reconnus », souligne-t-il.
Mais Paul Yves Nganga, responsable du programme socio-économique et faunique de la CIB, explique que les processus sont compliqués : « Les populations n’ont pas accès à l’information sur les obligations sociales [des sociétés forestières]. Elles confondent souvent obligations sociales (cahier des charges) et plan d’aménagement de la société. ».
Dans la Sangha, toutes les obligations sociales entre la CIB et les communautés ont été exécutées entre 2002 et 2010, ce qui a permis, entre autres, la réhabilitation ou la construction d’écoles, de dispensaires ou encore de pompes à eau et d’équipements forestiers à Ouesso, Pokola, Pikounda, Kabo et Ngbala.
« Ces obligations ont été décidées par les autorités forestières. Mais il y avait parfois des choses inadmissibles profitant à des individus puissants que nous avons été contraints de financer », note Roger Mobandzo du programme de responsabilité sociale des entreprises de la CIB. « Et les ONG qui devraient renforcer les capacités des communautés, et les aider à comprendre le processus d’élaboration des clauses sociales dans les contrats d’exploitation, sont absentes du terrain ».
Des villageois pris en étau
Dans les villages de Douma (30 habitants) et de Miélekouka (226 habitants), les habitants se plaignent des impacts qu’ils subissent tant du fait de l’exploitation forestière que de l’existence du parc national d’Odzala-Kokoua voisin. Chaque jour, disent-ils, les éléphants d’Odzala dévastent leurs champs de manioc et de banane, les deux principales cultures de la région.
« C’est un conflit qui n’en finit pas. Nous ne savons pas qui peut venir résoudre ce problème, car les autorités ne votent que les lois, mais sur le terrain elles ne gèrent presque rien », explique Avive Abelamekoum, 35 ans. « Cela devient encore plus dangereux pour nous : la population animale a augmenté en raison de la conservation », ajoute-t-il.
En 2019, les responsables du parc ont indemnisé trois agriculteurs à hauteur de 50 000 francs CFA (76 euros) chacun après la destruction de leurs champs. « Je ne reconnais pas cette compensation pour la simple raison qu’elle n’a pas été bien calculée. En temps normal, mon champ dévasté m’aurait rapporté jusqu’à 200 000 francs CFA [environ 300 euros, ndlr]. J’ai été victime d’intimidation », s’insurge Antoinette Mouagna, 59 ans.
« Les animaux du parc errent partout. Dans la région de Lango (à environ 20 km de Douma), les paysans ont à peine le temps d’aller travailler dans leurs plantations à cause des éléphants », explique l’un des éco-gardes au poste de contrôle situé à l’entrée du parc. Dans la zone du parc, les habitants de Douma et Miélekouka disposent d’une dizaine de kilomètres où ils peuvent mener leurs activités de subsistance.
« Il arrive que les éco-gardes nous ravissent du gibier dans l’espace autorisé qui nous revient. Ils ravissent parfois nos fusils malgré nos autorisations de port d’armes », dénonce Nestor Nazouola de Miélekouka.
La solution : une initiative encore trop méconnue ?
Alors que le modèle de conservation mis en œuvre dans la Sangha convient au gouvernement et aux ONG internationales, les communautés locales souffrent de ne plus pouvoir accéder aux forêts et de la destruction de leurs plantations par les animaux.
Le partage des bénéfices avec les communautés locales et les obligations sociales auxquelles les sociétés forestières sont contractuellement tenues ont eu des retombées limitées. Cela est notamment dû à la faible capacité des communautés, à la mauvaise gouvernance et la gestion opaque des revenus qui leur sont destinés ou encore aux différences de priorités et de besoins entre les autochtones et le reste de la population. Une initiative entend néanmoins répondre à ces défis.
En 2010, l’Union européenne et la République du Congo ont signé un Accord de Partenariat Volontariat (APV) pour lutter contre le commerce illégal de bois. Cet accord, entré en vigueur en 2013, demande une plus grande responsabilisation des entreprises et des pouvoirs publics. L’APV a permis, entre autres, l’adoption de la loi de 2011 sur les peuples autochtones. Il prévoit aussi que les communautés soient impliquées dans la gestion des ressources forestières et que les revenus générés soient partagés de manière équitable et transparente. Pourtant, selon Grégoire Kouffa, le maire de Pokola, « un processus comme l’APV et ses avantages ne sont pas vraiment connus du public. C’est une affaire d’initiés ».
Correctement mis en œuvre, cet accord pourrait avoir un impact positif important sur la vie des populations locales qui plaident pour la reconnaissance de leurs droits et tentent de faire face aux pressions des projets d’exploitation forestière et de conservation. Cette reconnaissance permettrait aussi que la richesse naturelle de Sangha ne soit plus concentrée entre quelques mains, mais profite à tout son peuple.
LTA
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